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Imprimer 01/11/2021 Pénal

Affaire Halimi: on ne juge pas les fous (par Jérémy Florent, juriste en droit privé)

Une personne qui a commis un acte sous l’emprise d’une bouffée délirante abolissant son discernement ne peut pas être jugée pénalement même lorsque son état mental a été causé par la consommation régulière de produits stupéfiants. La loi ne prévoit pas de distinction selon l’origine du trouble psychique.
Affaire Halimi - Arrêt n°404 du 14 avril 2021 (20-80.135) - Cour de cassation - Chambre criminelle

L'arrêt de la Cour de cassation dans l'affaire Sarah Halima a déclenché une vive polémique. Une partie de l’opinion comprend cette décision comme un permis de tuer pour les consommateurs de stupéfiants. Pour autant l'interprétation médiatique de la décision est erronée. La prise de stupéfiants n'est pas une cause d'exonération pénale. C'est l'abolition totale du discernement de l'auteur au moment des faits qui a justifié l'irresponsabilité pénale. En réponse à l’émotion provoquée par cette décision, un projet de loi a été déposé le 20 juillet 2021 au parlement afin de réformer l’irresponsabilité pénale. 


Le 4 avril 2017, Monsieur Traoré âgé de 27 ans s’introduit chez ses voisins pour les séquestrer. À la suite de l'intervention de la police, l'individu s'échappe par le balcon et entre au domicile de Madame Halimi, âgée de 65 ans, avant de lui donner la mort en la rouant de coups puis en la défenestrant. Interpellé par la police, l'individu est transféré en institut psychiatrique en raison de troubles mentaux manifestes. Le mis en examen pour homicide volontaire est un consommateur régulier de cannabis depuis l’âge de 15 ans qui se disait « poursuivi par des démons ». Deux jours avant les faits, des témoins attestent que l'auteur des faits avait tenu des propos mystiques et délirants mêlant religion et sorcellerie.

Des psychiatres chargés d'expertiser le mis en examen concluaient alors que celui-ci avait agi sous l'emprise d'une « bouffée délirante aiguë » dont la consommation habituelle de cannabis avait pu déclencher l'apparition. A l'issue de l'information judiciaire, les magistrats instructeurs saisissaient la chambre de l’instruction sur le fondement de l’article 706-120 du code de procédure pénale, considérant qu’il existait des raisons plausibles de retenir l’irresponsabilité pénale du mis en examen.

La chambre de l’instruction a estimé qu’il existait des charges suffisantes contre l’intéressé d’avoir commis les faits de séquestration d’une famille et de meurtre d’une femme aggravé par la circonstance que les faits ont été commis en raison de l’appartenance de la victime à la religion juive. Après avoir relevé que cette bouffée délirante était due à la consommation régulière de cannabis, la chambre de l’instruction a déclaré l’homme pénalement irresponsable, son discernement ayant été aboli lors des faits.


La question posée devant la Cour de cassation était la suivante : lorsqu’elle est à l’origine d’un trouble psychique, la consommation de produits stupéfiants constitue-t-elle une faute qui exclut l’irresponsabilité pénale ?


En cohérence avec la jurisprudence antérieure, mais pour la première fois de façon aussi explicite, la Cour de cassation explique que la loi sur l’irresponsabilité pénale ne distingue pas selon l’origine du trouble mental qui a fait perdre à l’auteur la conscience de ses actes. Or, le juge ne peut distinguer là où le législateur a choisi de ne pas distinguer. Ainsi la décision de la chambre de l’instruction est conforme au droit en vigueur. Les pourvois formés par les parties civiles sont donc rejetés.


« On juge du degré de civilisation d’une société à la manière dont elle traite ses fous »

« On juge du degré de civilisation d’une société à la manière dont elle traite ses fous » disait Lucien BONNAFE, psychiatre. En France, comme dans la majorité des pays européens, l’abolition du discernement de la personne poursuivie par un trouble mental au moment des faits entraîne l’irresponsabilité pénale de cette dernière. Une personne atteinte d’un trouble mental n’est pas pénalement responsable des actes qu’elle a commis, dès lors qu’elle se trouvait dans l’incapacité de discerner le mal et le bien au moment de la commission de de l’acte.

De principe, tout personne qu'elle soit physique ou morale, est responsable de ses actes dès lors qu'elle a commis une infraction. Ainsi, lorsqu'une infraction est prévue par un texte d'incrimination (élément légal), que l'auteur a commis l'acte réprimé par la loi (élément matériel), et qu'enfin l’infraction est nécessairement le résultat de l’intention coupable de son auteur ou d’une faute commise par ce dernier (élément moral) alors l'infraction est constituée et la responsabilité engagée. Par responsabilité pénale nous entendons donc l'obligation de répondre des infractions commises et de subir la peine prévue par les textes qui les répriment. Ainsi, la responsabilité pénale concerne un fait volontaire ou non volontaire qui trouble l’ordre public sans causer obligatoirement de préjudice, à la différence de la responsabilité civile.

 

Cependant, dans certaines hypothèses, l’un des éléments constitutifs de l’infraction sera manquant, de sorte que la responsabilité pénale de son auteur devra être écartée ou bien atténuéeLa responsabilité pénale a pour vertu de sanctionner par une peine l'auteur d'une infraction. En conséquence, elle ne peut se concevoir qu'à condition que les individus soient dotés de discernement c'est-à-dire apprécier avec justesse et clairvoyance une situation. En d'autres termes, être capables de comprendre et vouloir leurs actes. C'est pourquoi l’article 122-1 du Code pénal dispose dans son premier alinéa que « N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. »

 

En France, l'irresponsabilité pénale est un principe très ancien. Dans la Bible (premier livre de Samuel), David simule la folie pour éviter des représailles. Le droit romain codifie cette irresponsabilité notamment dans la loi Divus Marcus promulguée par l'empereur Marc Aurèle au deuxième siècle : « On peut épargner un malade privé de sa raison puisqu'il est déjà assez puni par son état ». Le droit canonique médiéval reprend ce principe qui semble cependant avoir été ignoré pendant le Moyen Age en Occident, les malades étant accusés d'être possédés par le diableL'ordonnance criminelle de 1670 prise par Louis XIV, équivalent d'un code de procédure pénale, en vigueur jusqu'à la révolution française, impose l'irresponsabilité pénale des malades : "Les furieux ou insensés n'ayant aucune volonté ne doivent pas être punis, l'étant assez de leur propre folie " tandis que selon l'article 64 du code pénal napoléonien de 1810 : "Il n'y a ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au moment de l'action...". Le nouveau code pénal, promulgué par la loi du 22 juillet 1992 dispose que le discernement doit être totalement aboli au moment des faits pour que son auteur atteint de troubles psychiques ou neuropsychique soit irresponsable pénalement.

 

 

Le fou « maudit » apparenté à un démon devait être soit sévèrement réprimé, soit tristement moqué, c'est pourquoi on parlait du « fou du roi » au Moyen-âge. Aujourd'hui, il est un être irresponsable pénalement. En définitive, lorsque Monsieur Traoré a séquestré ses voisins puis tué Madame Halimi, il avait perdu la raison. Les experts estimaient que son discernement était aboli au moment des faits (1) de sorte qu'il ne pouvait pas comprendre son acte aussi cruel et barbare soit-il. En conséquence, cette abolition du discernement justifie l'irresponsabilité pénale de l'auteur des faits (2).

 

I- L'abolition du discernement causé par l'auteur de l'acte

 

A) Un acte causé par la consommation régulière de produits stupéfiants

 

Quelques jours avant les faits- Le mis en cause se disait pourchassé par des démons. L'unanimité des experts psychiatriques quant à l’existence d’une bouffée délirante d’origine exotoxique mettait en exergue une problématique visant à déterminer si l'irresponsabilité pénale doit être écartée lorsqu'une abolition du discernement a été causé par une consommation régulière et volontaire de substances psychotropes. Il convient de rappeler que l'appréciation du discernement relève de l'appréciation souveraine des juges du fonds malgré l'unanimité du collège d'experts (Crim. 13 févr. 2018, n° 17-86.952).

 

Éclairer face aux confusions- Il ne s'agissait pas en l'espèce de savoir si la prise de stupéfiants constituait une cause d'irresponsabilité contrairement aux affirmations entendues de part et d'autre. Il est de jurisprudence constante que la consommation de stupéfiants provoquant un manque de lucidité, ne constitue pas une cause d'irresponsabilité pénale (Crim. 21 juin 2017, n° 16-84.158).

 

Au contraire, comme le relevaient en l’espèce les demandeurs au pourvoi, la consommation de stupéfiants ou d’alcool est susceptible de constituer non seulement une infraction autonome (v . art. R. 3353-1 et L. 3421-1du CSP)mais également une circonstance aggravante de nombreuses infractions (v. art. 221-6-2 et suivants du code pénal), ceci n’étant pas remis en cause par l’arrêt. Ainsi, prendre des stupéfiants n'est pas en soi une cause d'irresponsabilité pénale, il ne s'agit pas d'ouvrir les portes à une délinquance sous substance illicite, libre d'agir et de commettre les pires crimes sans être condamnés. Il s'agit là d'un raccourci erroné voir même d'une instrumentalisation sciemment orchestrée par des politiciens.

 

La lettre et l'esprit-Cette décision se comprend également par la finalité du droit pénal. L'irresponsabilité pénale n'a pas uniquement un fondement historique comme indiqué dans notre introduction. Le principe cardinal est qu'il n'y a point de crime ou délit sans l'intention de le commettre (V. art 121-3 du Code pénal). Ainsi, il n'y a pas d'infraction pénale sans l'élément moralC'est cet élément qui fait défaut en l'espèce et visiblement dans les débats médiatiques également. En effet, la fonction du droit pénal est rétributive et non utilitariste (v. Les fonctions de la sanction pénale, Entre droit et philosophie de Michel Van de Kerchove 2005/7 n°127) contrairement au droit civil dans lequel la faute est de nature objective (C. civ., art. 489-2 ; Cass., ass. plén., 9 mai 1984, Lemaire et Derguini, Bull.)L'accomplissement matériel d'un acte et sa caractérisation exige donc un discernement au moment des faits.

 

De la même manière qu'il est régulièrement rappelé que l'enfant très jeune ne « possède pas le minimum de raison nécessaire pour comprendre la nature et la portée de l’acte qu’on lui reproche » (Crim. 13 déc. 1956, n° 55-05.772, Bull. crim. n° 840). C'est dans cet état d'esprit qu'intervient l'article 122-1 du code pénal. L'abolition du discernement consécutive à une prise de stupéfiants dont les effets n'étaient pas connus de son consommateur, se trouvent dans la lettre et l'esprit de l'article 122-1 du code pénal, qui n'est pas incompatible avec la circonstance aggravante si l'infraction est commise sous l'emprise d'un état alcoolique ou de consommation de stupéfiants.

 

Les conséquences de la prise régulière de stupéfiants- Le « trouble psychique ou neuropsychique » recouvre en jurisprudence une multitude de situations d’aliénation mentale, allant des délires hallucinatoires (Paris, 13 oct. 2004, n° 04/02877) aux crises d’épilepsie, en passant par les troubles schizophréniques (Crim. 18 févr. 1998, nos 97-81.702; 12 avr. 2016, n° 15-80.207 ; contra Crim. 29 nov. 2017, n° 16-85.490 )Dans la plupart des cas, la doctrine et la jurisprudence considèrent que l’origine de la perturbation mentale est indifférente s’agissant de l’appréciation d’une éventuelle cause subjective d’irresponsabilité.

 

Bis repetitala simple prise de stupéfiants n'est pas exonératoire de responsabilitéC'est la conséquence de cette prise de stupéfiants au moment des faits qui entraîne l'irresponsabilité lorsque la prise de substance illicite provoque une abolition du discernement. En l’état actuel du droit positif, l'origine du trouble est indifférente à la lecture de l’article 122-1 du Code pénal en attendant la promulgation du projet de loi sur l’irresponsabilité pénale. En effet, ce nouveau texte prévoit d’exclure l’irresponsabilité pénale si l’altération du discernement est provoquée par la consommation volontaire de produits psychoactifs. A cela s’ajoute la création de nouvelles infractions réprimant l’intoxication délibérée ayant entrainé une abolition temporaire du discernement. Les vols, les actes de barbarie, les faits de torture et les incendies criminels seront également sanctionné par ce même texte (V. Vie publique.fr, projet de loi relatif à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure). Cette restriction de l’irresponsabilité pénale fait échos au durcissement du gouvernement en matière de substance illicite. L’application de ce texte par les juges sera juridiquement intéressant mais le risque majeur est de condamner sans que les parties civiles ne comprennent les raisons de l’acte commis. Or, une décision de justice a pour objet d’éclairer plutôt que de condamner sous un clair-obscur dans lequel se mêlera -peut-être- à l’œuvre de la justice, l’incompréhension et la stupéfaction. 

 

B) Un acte commis par un fou au discernement aboli

 

Juger un fou, c'est juger l'absurde- Juger un fou c'est donner la parole à un irrationnel inaudible. La justice a pour objet de condamner les infractions mais également apaiser les parties civiles meurtries. Pour autant cet apaisement passe nécessairement par la recherche de la vérité et les réponses aux questions afin de déterminer le mobile de l'acte -mais aussi assouvir l'idée vengeresse de la famille de la victime. Un fou ne peut satisfaire le besoin de compréhension des actes commis. Juger un fou donne souvent un triste spectacle pour les parties. En atteste l'affaire Stéphane Moitoiret, tueur du petit Valentin âgé de 11 ans seulement. 44 coups de couteaux, un meurtre d'une barbarie sans nom en 2008 à Lagnieu et pourtant la justice qui se veut le lieu de réponse et de vérité s'est transformé en un lieu silencieux où seule l'hérésie a donné de la voix. La famille voulait un procès mais elle ne sait toujours pas pourquoi l'enfant a été assassiné.

 

Le crime psychotique était immotivé, inaudible et incompréhensible, Monsieur Moitoiret indiquait aux enquêteurs qu'il était l’esclave de sa princesse nommée Noella Hego (responsable pénalement et pourtant internée dès sa sortie) et qu'il avait pour mission de sauver Valentin du mal. Lors de la constitution du crime, celui-ci invoquera une conspiration menée par Baybar, un être imaginaire qui souhaite le voir tomber (v.Enquête criminelle - Moitoiret / Hégo - La folie derrière les barreaux ; pour plus de légèreté, v. Face au juge-Fabrice sur Youtube).

L'irresponsabilité est un cas rarement retenu par les juges puisqu'elle représente 0,5% des cas. « Le fumeur de joints » sera toujours considéré comme responsable de ses actes ne serait-ce que partiellement. Le cas Kobili Traoré est le cas chronique d'un homme atteint d'une bouffée délirante aiguë.

 

Un débat contradictoire- Il est compréhensible que l'absence de procès d'assises soit choquant pour les familles des victimes qui vivent l'irresponsabilité pénale comme une injustice voire une chance pour le mis en examen. L'atrocité du crime ne doit pas pour autant affecter la décision de justice. Depuis la loi du 25 février 2008 -à la suite de l'affaire Dupuy- déclaré irresponsable pour avoir poignardé une première infirmière puis en décapitant la seconde. Monsieur Dupuy expliquait la décapitation pour « éviter que l'infirmière se transforme en mort vivant »- les familles de victimes d'un criminel malade mental ne sont plus privées de débat comme c’était auparavant le cas, avec le non-lieu prononcé sans audience. Il y en a désormais une, devant la chambre de l’instruction, en cas d’éventuelle irresponsabilité pénale : les débats ne portent alors que sur cette question essentielle. Cette audience a eu lieu le 27 novembre 2019 pour Kobili Traoré ; y assistèrent les parties civiles, les avocats, les experts et même la presse. Les experts furent entendus et ont répondu aux avocats.

 

Kobili Traoré est atteint d'un trouble mental - La bouffée délirante de l'auteur des faits a provoqué selon les experts psychiatres « des bouleversements émotionnels, des fluctuations thymiques et une note confusionnelle ».  Dans les jours qui ont précédé son passage à l’acte, il était halluciné, soliloquait en répondant à des voix imaginaires, inquiétait tout le monde, y compris ses parents, ses voisins qu’il avait séquestrés et qui avaient appelé la police. Lui-même, persuadé d’être en danger de mort, poursuivi par des démons, était préalablement allé à la mosquée, avait consulté un exorciste, pensait que son beau-père voulait le « marabouter », que l’auxiliaire de vie de sa sœur lui appliquait des rituels vaudous selon les experts. C'est parce qu’il a séquestré une famille que la police intervient et c'est en s'échappant par le balcon qu'il atterrit dans la maison de Madame Halimi, il demande dans un premier temps de l'aide puis à la simple vue du chandelier à sept branches, il commet l'irréparable.

 

La situation de Monsieur Traoré n'est donc pas comparable au délinquant notoire « fumeur de joints » ou de l'individu qui se drogue pour se donner du courage pour commettre une infraction (V. en ce sens l'affaire Mazières, un journaliste est assassiné par un individu ayant pris des drogues en vue de commettre le meurtre, condamné à 20 ans de réclusion criminelle). Dans les cas énoncés, la responsabilité pénale est retenue. Lorsqu'un djihadiste prend de la drogue pour se donner du courage, il reste responsable car il se drogue en vue de commettre une infraction, ce n'est pas le cas en l'espèce. Visiblement, les parties civiles n'ont pas pu apporter de preuves contraires et Monsieur Traoré était transfiguré au moment des faits selon les experts.

 

Pas de prison, mais un hôpital psychiatrique fermé- L'irresponsabilité pénale n'est pas un cadeau. Une autre idée fausse, accréditée par la polémique, est que Kobili Traoré est impuni. Il n'ira pas en prison, mais il est durablement privé de liberté. Certes, une hospitalisation, même sous contrainte, n’est pas une peine, mais sa durée n’est pas fixée. Les profanes doivent comprendre que l’unité pour malades difficiles (UMD) ou les services fermés des hôpitaux psychiatriques sont des lieux très sécurisés et qu’une sortie est improbable à moyen terme. Il faudrait pour cela qu’un collège pluridisciplinaire psychiatrique estime que l’individu ne présente plus de dangerosité psychiatrique et que deux expertises psychiatriques, ordonnées par le juge des libertés désignant des experts extérieurs à l’établissement, soient convergentes. Et que cette décision soit avalisée par le préfet. De sorte que les hospitalisations de malades mentaux criminels sont souvent plus longues que la peine encourue si elle avait été prononcée par une cour d’assises (V. Le Monde, Affaire Sarah Halimi : « Le crime était celui d’un fou, ce qui ne l’empêche pas d’être antisémite »).

 

II- L'irresponsabilité pénale retenue par la Cour de cassation

 

A) L'absence de faute préalable de l'auteur de l'infraction

 

La prise régulière de stupéfiants n'est pas fautive -Les parties civiles ont tenu un raisonnement a priori logique en estimant que Kobili Traoré devait être responsable en ce qu'il avait volontairement pris des stupéfiants. Si la prise volontaire de stupéfiants est illégale et constitue en sus une circonstance aggravante, comment se fait-il que l'auteur des faits soit irresponsable pénalement. La réponse à cette question se trouve dans l'avis de l'avocate générale qui estime que « l'innocuité de la faut antérieure » doit être privilégiée conformément à la théorie de Faustin Hélie selon laquelle « il faut distinguer l'ivresse complète de l'ivresse incomplète. Il faut retenir l'irresponsabilité pénale lorsque l'ivresse est absolument complète car celle-ci retire à l'individu toute intelligence, sentiment et conscience de ses actes ».

Ainsi, l'analyse de la responsabilité pénale ne se fait plus au regard de l'infraction commise en phase directe avec le dommage, elle est davantage considérée dans ce qu'elle représente d'antériorité par rapport à cette dernière. On parle de « faute antérieure » avec pour finalité de maintenir la responsabilité dès lors que le crime ou le délit est le résultat d'une complaisance coupable envers soi-même.

La magistrate rappelle qu’une infraction suppose également un élément intellectuel. « On voit mal comment en matière d’infractions intentionnelles, et de manière particulièrement évidente s’agissant du meurtre ou de l’assassinat, même si l’imputabilité était retenue pour un auteur dont l’abolition du discernement résulterait d’une intoxication volontaire, l’élément moral pourrait ensuite être établi et la culpabilité déclarée. »

 

L’avis rendu par l’avocate générale évoque l’état du droit considéré comme insatisfaisant car il ne parvient pas à trancher le débat sur l’effet de la faute antérieure. Les parties civiles ont demandé à la Cour de cassation de consacrer le principe d’exclusion de l’irresponsabilité pénale à portée générale. « Les moyens vous invitent ainsi à énoncer un nouveau principe, inspiré de la théorie de la faute antérieure, qui vaudrait dans tous les cas sans qu’il soit besoin de rechercher si l’agent avait connaissance de ce que la prise de toxiques risquait d’entraîner une abolition de son discernement et la commission d’infractions ». L’avocate générale conclut que la Cour de cassation ne pourrait consacrer le principe demandé sans s’écarter du principe de légalité, conclut au rejet du moyen et, dans le cas où la Cour déciderait de consacrer un tel principe, demande de ne pas l’appliquer au cas d’espèce.

 

L'abolition du discernement d'origine exotoxique- La perte du discernement est intervenue très tôt, pour avoir eu une  origine exotoxique, c'est-à-dire indépendante de la dose accrue de cannabis intervenue avant l'acte meurtrier, les expertises ayant révélé que les troubles psychiques, liés à la consommation régulière de stupéfiants, avaient commencé deux jours avant le drame, pour finalement culminer dans une « bouffée délirante aiguë ». Cette situation ne permettait pas d'établir un lien de lucidité entre une prise ponctuelle de cannabis et ce qu'elle était à même de générer de violences et de mort. C'est d'emblée sur un discernement défaillant que les circonstances se sont enchaînées, avec pour conséquence de ne pouvoir prétendre à l'antériorité d'une faute consciente.

 

L’irresponsabilité pénale est liée à l’état mental de l’auteur des faits- au moment où il commet l’infraction, peu importe son comportement antérieur, y compris si ce dernier est en relation causale avec le trouble psychique, ce qui, en l’espèce, n’était d’ailleurs pas clairement établi. 

Conscience et effets des stupéfiants- 
Selon la Cour de cassation « aucun élément du dossier d'information n'indique que la consommation de cannabis par l'intéressé ait été effectuée avec la conscience que cet usage de stupéfiants puisse entraîner une telle manifestation ».

Il est donc un lien reconnu entre la prise de stupéfiants et la conscience des débordements qu'elle emporte, un lien qui, s'il avait été établi, eût peut-être changé l'orientation du dossier, et permis de neutraliser l'irresponsabilité pénale. Mais, parce qu'il n'a pas été avéré, parce que n'a pas été prouvé que le « meurtrier » avait réellement envisagé la mort de sa victime, que la preuve n'a pas été faite de ce qui aurait permis de rebondir utilement sur une faute antérieure, celle-ci n'a pas joué, et l'irresponsabilité n'a pu qu'être confirmée. On le voit, la chambre criminelle n'est pas hostile à la théorie, elle la laisse ouverte à des applications possibles, mais compatibles avec ce qu'elle implique de circonstances favorables, ce qui n'était pas le cas en l'espèce.

 

Irresponsable mais un acte antisémite- Enfin, la circonstance aggravante d’antisémitisme retenue par la chambre de l’instruction serait contradictoire avec la déclaration d’irresponsabilité pénale, disent les parties civiles. L’avocat général cite Yves Mayaud qui admet que : « l’irresponsabilité pénale n’est pas en soi un obstacle à la reconnaissance de la matérialité des faits, la non-imputabilité personnelle une entrave à l’imputation objective » et précise que « les faits méritent d’être exploités dans leur dimension causale afin de les rattacher aux dommages des parties civiles. »

 

La Cour de cassation rappelle les propos du Dr Zagury : « Un crime peut être délirant et antisémite. Les délires s’abreuvent de l’actualité et de l’ambiance sociétale. Les témoignages portés à ma connaissance ne confirment pas l’existence chez Kobili Traoré d’un antisémitisme habituel, qui se serait antérieurement manifesté de façon claire. Dans le bouleversement délirant, le simple préjugé ou la représentation banale partagée se sont transformés en conviction absolue. »

L’avocat général conclut, à titre principal, au rejet de l’ensemble des moyens, et à titre subsidiaire, à une possibilité de cassation « dans la mesure où la faute du mis en cause a été commise alors que le discernement n’était pas aboli et que cette faute est susceptible de qualification pénale au regard de ses conséquences non intentionnelles », explique-t-elle. « Il faudrait une qualification pour sanctionner les crimes commis sous l’empire d’un trouble mental dont l’origine est exotoxique »,

 

Le mobile antisémite du crime et concomitamment l’irresponsabilité pénale retenue par les juges est critiquable. Le docteur Bensoussan affirme dans une interview sur I24 News « que le mis en examen n'a pas d'antécédents antisémites mais qu'il a des préjugés dans un contexte antisémitique. Penser que l'antisémitisme est toujours réfléchi, c'est méconnaître la psychiatrie. On peut pas confondre Youssouf Fofana -chef du gang des barbares- et quelqu’un qui voit l'incarnation de Satan dans une femme juive. »

 

 

B) Une interprétation stricte qui fait débat  sur l'indifférence de l'origine du trouble

 

Ubi lex non distinguit, nec nos distinguere debemus - La lecture de l'article 122-1 du Code pénal est sans équivoque, il n'est nullement fait mention que la prise de stupéfiants causant un trouble psychique ou neurophschique écarte la responsabilité pénale. Ainsi, lorsque la loi ne distingue pas, le juge applique la loi.

 

L’indifférence quant à l’origine du trouble-La Cour de cassation juge que « les dispositions de l’article 122-1, alinéa 1er, du Code pénal, ne distinguent pas selon l’origine du trouble psychique ayant conduit à l’abolition de ce discernement ». Comme l'indique l’avis de l'avocate générale près la Cour de cassation, « ce n’est pas tant l’origine de la démence (une pathologie mentale ou pas) qui est prise en compte par le législateur que son effet sur la personne qui agit ». La Cour de cassation a une interprétation stricte de la lettre de l’article 122-1. Le législateur n’a pas fait de distinction concernant l’origine des troubles psychiques donc pour la Cour de cassation, il n’y a pas lieu d’aller au-delà du texte. La Cour se cantonne à l’esprit du droit pénal selon lequel il ne peut y avoir de responsabilité pénale sans libre arbitre.

 

Rappelons que la responsabilité pénale est composée de l’imputabilité et de la faute, autrement dit la culpabilité. Or, il peut y avoir de culpabilité dès lors que la liberté de l’action est annihilée dans la mesure où l’imputabilité fait défaut. La procédure devant la chambre de l'instruction impose dans l'ordonnance de qualifier théoriquement les faits dont les circonstances aggravantes avant que de se prononcer sur l’imputabilité. L’arrêt commenté semble justifié en droit, mais il revient au législateur de s’interroger sur la pertinence d’une modification du droit positif. 

 

Un arrêt conforme au droit- En rejetant le pourvoi dont elle était saisie, la Cour de cassation a donc rendu une décision conforme aux textes sans céder aux pressions politiques, et clarifié une position qu’elle n’avait jamais expressément consacrée jusqu’alors (v. Crim. 12 mai 2010, n° 10-80.279, renvoyant à l’appréciation souveraine des juges du fond, dans une situation de fait comparable à l’espèce)Sans intention de crime, sans volonté de tuer, sans le libre arbitre c'est-à-dire sans la capacité de vouloir et de comprendre ses actes, l'irresponsabilité pénale doit s'appliquerLe juge n'est que la bouche de la loi selon l'expression consacrée. En matière pénale, le juge fait une interprétation stricte de la loi, il ne peut la créer ou la modifier.

 

Pression politique- Face aux propos du Président de la République qui évoquait « le besoin d'un procès » dans l'affaire Halimila première présidente de la Cour de cassation et le Procureur général près de cette Cour, ont rappelé au Président de la République « que l'indépendance de la justice, dont le Président de la République est le garant, est une condition essentielle du fonctionnement de la démocratie. Les magistrats de la Cour de cassation doivent pouvoir examiner en tout sérénité et en toute indépendance les pouvoirs dont ils sont saisis. »

 

Changer la loi avec raison mais pas sous le coup de l'émotion-François Molins, procureur général près la Cour de cassation, estimait dans un entretien accordé au Monde, samedi 24 avril 2021, que « l’émotion suscitée par cette décision révèle sans doute que la loi n’est pas adaptée et qu’il est des situations qui n’ont pas été prises en compte par le législateur ».

Mais il s’empressait d’ajouter : « Il faut veiller à ne pas légiférer dans l’urgence et sous le coup de l’émotion. La question de la responsabilité pénale est une question des plus délicates et il ne faut pas oublier que le fait de ne pas juger les “fous” a été un progrès majeur dans notre démocratie. »

 

Éric Dupond-Moretti, ministre de la Justice, a présenté un projet de réforme fin mai en Conseil des ministres, sur l’irresponsabilité pénale afin de supprimer l’exonération de la responsabilité pénale en cas d’abolition du discernement causé par une prise de stupéfiants. 

 

Pour répondre à l’émotion suscitée par l’affaire Halimi, le Sénat a adopté en première lecture le projet de loi relatif à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure (V . Projet de loi nº 4596)Ce texte exclu l’irresponsabilité pénale si l’abolition du discernement provient de la consommation volontaire et dans un temps très voisin de l'action, de substances psychoactives dans le but de commettre un crime ou un délit. Ainsi,  une individu qui s'est délibérément intoxiqué dans le but de commettre une infraction ne peut être irresponsable.

 

Par ailleurs, deux infractions sont nouvellement créées afin de limiter l’irresponsabilité pénale en cas de trouble mental résultant d’une intoxication volontaire aux substances psychoactives. Le Code pénal devrait réprimer le fait, pour une personne, de s’intoxiquer délibérément avant de perdre tout discernementLa personne pourra donc être poursuivie et sanctionnée. Selon le dommage causé, les peines varieront de 2 ans à 10 ans de prison. Elles seront portées à 15 ans de réclusion criminelle si l’homicide a été commis par une personne ayant déjà été déclarée irresponsable d’un homicide commis dans les mêmes circonstances.

 

Un avant et un après l'affaire Halimi- La solution retenue peut paraître odieuse, chacun aura un avis sur la décision.  Ce dossier met en exergue des enjeux humains mais aussi l'interaction entre le pouvoir politique et judiciaire. Passant d'un phénomène seulement médiatique à un domaine sociétal « l'affaire Halimi » est devenu tristement un argument de campagne pour faire le procès de la Justice.  Lorsque le politique fait le procès de la justice, c'est la démocratie qui doit grandement s'inquiéter. On peut aisément comprendre la nécessité de réformer et d'améliorer la loi mais instrumentaliser une décision pour aboutir à des raccourcis politiciens est un jeu bien trop dangereux car « lorsque la justice se met à juger les fous, il faut s'inquiéter pour ceux qui ne le sont pas » comme le disait si bien Me Franck Berton.

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Sources


·       Crim. 14 avr. 2021, FS-P+I, n° 20-80.135

·       Cour de cassation, trouble mental et irresponsabilité pénale, communiqué de presse 14 avril 2021

·       Crime et folie, Marc Renneville, 2003 

·       Code pénal, Code de procédure pénal

·       Dalloz actualité 28 avril 2021 Affaire Sarah Halimi : peu importent les raisons de la folie

·       Discerner la folie des criminels au XIXème siècle, L. Guignard, 2000

·       Le Monde, l'évidence du droit ne fait pas la justice, N. Molfessis, 3 mai 2021

·       Le Monde, le crime était celui d'un fou, 25 avril 2021

·       Le Monde, François Molins « Rien ne permet d’affirmer que la Justice serait laxiste » 24 avril 2021

·       Le discernement en droit pénal, thèse de F. Petitpermon, 2017

·       Les causes d’irresponsabilité et d’atténuation de la responsabilité pénale, rapport de février 2021 (N° 017-21 Ω N° 2020/00108)

·       Le CSM s'insurge, AFP, France Info 25 avril 2021

·       La lettre et l'esprit, 7 mai 2021, Dalloz, droit pénal général 

·       Légifrance

·       Rapport 2020 du Sénat sur l'irresponsabilité pénale

·       RMC Sarah Massoud, 26 avril 2021

·       Spinosi, Honte à nous, La semaine du droit, 22 février 2021

·       Site de la Cour de cassation sur l’affaire Halimi

·       Irresponsabilité pénale, évolutions du concept, Yves Hémery, 2009

·       In-éducables, in-curables, in-vivables-Que faire de tous ces Z’in ?  VST, 2012, 

·       Projet de loi sur l’irresponsabilité pénale, vie publique