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Imprimer 23/07/2025 IP/IT- Données personnelles

L’OPEN DATA DES DÉCISIONS DE JUSTICE - VERS UN ENCADREMENT RENFORCÉ ET DIFFÉRENCIÉ par Lucien MAURIN

Le rapport sur l’évolution de l’open data des décisions de justice, remis au Garde des Sceaux le 11 juillet 2025 par le groupe de travail présidé par M. Daniel Ludet, conseiller honoraire à la Cour de cassation, présente un ensemble de propositions destinées à réformer le régime juridique actuel de diffusion des décisions judiciaires. Ce rapport, fondé sur un large cycle d’auditions, vise à adapter le dispositif existant aux mutations technologiques, aux exigences de protection des données et aux nouveaux usages professionnels de la jurisprudence.

1. Le cadre légal actuel : principes, objectifs et fonctionnement 

Depuis la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, les décisions rendues par les juridictions judiciaires sont mises à disposition du public sous forme électronique, à titre gratuit (article L.111-13 du Code de l’organisation judiciaire). Ce dispositif poursuit plusieurs objectifs :

  • garantir la transparence de la justice,

  • favoriser l’accès à la jurisprudence,

  • permettre la réutilisation des décisions à des fins professionnelles, scientifiques ou économiques.

La loi du 23 mars 2019 a précisé ce régime en imposant notamment :

  • l’occultation des noms et prénoms des personnes physiques mentionnées dans les décisions,

  • la possibilité d’occultation des noms des magistrats et greffiers, sous conditions,

  • l’interdiction du profilage des magistrats, sanctionné pénalement.

La pseudonymisation des décisions repose sur un algorithme automatisé, complété par une relecture manuelle ciblée. Les décisions sont publiées via la plateforme publique Judilibre ou accessibles par API.

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2. Les limites du dispositif en vigueur : risques identifiés et insuffisances juridiques

a) Une protection inadaptée des professionnels de justice exposés

Les noms des magistrats et des greffiers figurent, sauf exception, dans les décisions publiées. Or, dans un contexte de tensions sociales et de menaces numériques croissantes, l’exposition nominative de ces professionnels peut s’avérer problématique. Le régime actuel, reposant sur une demande individuelle d’occultation, est jugé insuffisamment protecteur et peu opérationnel.

b) Une divulgation non maîtrisée d’informations sensibles sur les entreprises

Les décisions des juridictions commerciales, en particulier en matière de procédures collectives, peuvent comporter des informations confidentielles ou stratégiques (état financier, organisation interne, relations contractuelles). Leur diffusion non filtrée peut porter atteinte au secret des affaires et exposer certaines entreprises à des risques économiques ou concurrentiels, notamment à l’échelle internationale.

c) Une réutilisation commerciale des décisions sans cadre spécifique

Certaines entreprises, notamment les legaltechs et éditeurs juridiques, exploitent les décisions de justice à des fins lucratives, via des outils d’analyse, de jurimétrie ou d’intelligence artificielle. À ce jour, aucun cadre juridique spécifique ne régit cette réutilisation commerciale, qui repose sur une gratuité intégrale et sans contrepartie pour l’administration productrice des données.

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3. Les propositions du groupe de travail : vers un modèle plus sécurisé et différencié

a) Étendre les occultations obligatoires à de nouveaux éléments identifiants

Le groupe propose que soient systématiquement occultés, avant toute mise à disposition du public :

  • les noms et prénoms des personnes physiques,

  • les dénominations sociales des entreprises,

  • les adresses, localités, dates d’état civil, et toute chaîne de caractères identifiants,

  • les motifs des décisions rendues en chambre du conseil,

  • et, de manière complémentaire, tout élément dont la divulgation est susceptible de porter atteinte à la vie privée, à la sécurité ou à un secret légalement protégé.

b) Créer un accès professionnel sous convention à des décisions moins occultées

Afin de répondre aux besoins des professionnels (chercheurs, legaltechs, éditeurs…), le rapport propose de créer des flux différenciés de décisions « intègres » ou « plus intègres », accessibles dans le cadre de conventions passées avec la Cour de cassation.
Ces conventions définiraient :

  • les finalités de la réutilisation autorisée,

  • les garanties de confidentialité et de préservation des secrets protégés,

  • les modalités de diffusion à des tiers,

  • ainsi que les conditions financières du service rendu.

c) Adapter le cadre juridique à la complexité des usages : articulation, financement, garanties

Le rapport recommande d’ouvrir une réflexion sur :

  • l’articulation entre le régime d’open data et celui de la délivrance de copies de décisions aux tiers,
  • la possibilité d’une rémunération applicable à l’accès à certains flux spécifiques,
  • et la nécessité de sécuriser juridiquement le régime des conventions par des échanges avec les organisations représentatives des professions concernées.

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4. Vers une nouvelle rédaction de l’article L.111-13 du Code de l’organisation judiciaire

Le groupe de travail propose une nouvelle rédaction de l’article L.111-13 du Code de l’organisation judiciaire, incluant :

  • une liste précise et étendue des occultations obligatoires,
  • une clause de dérogation permettant une mise à disposition ciblée sous licence professionnelle,
  • une interdiction renforcée du profilage des magistrats et greffiers,
  • la mention expresse des sanctions pénales en cas de violation,
  • et un renvoi à un décret en Conseil d’État pour les modalités d’application.

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5. Un changement de méthode : concilier ouverture, sécurité et finalité des données

Le rapport opère une distinction essentielle entre :

  • la publicité du procès, relevant du droit au procès équitable (article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme),

  • et la publication postérieure des décisions de justice, qui doit tenir compte des finalités de l’accès aux données, des risques d’atteinte aux droits fondamentaux, et des intérêts économiques légitimes.

L’objectif n’est pas de revenir sur le principe d’ouverture, mais d’en affiner les modalités, en instaurant une gouvernance plus différenciée, garantissant à la fois l’accessibilité du droit, la protection des personnes, et l’intégrité du tissu économique.


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