L’usufruitier n’est pas un associé
Dans un avis du 1er décembre 2021, la Chambre commerciale de la Cour de cassation affirme clairement que l’usufruitier de parts sociales ne peut se voir reconnaître la qualité d’associé. Seul le nu-propriétaire peut revêtir cette qualité (Cass. com., avis 1er déc. 2021, n°20-15164)
La question de la qualité d’associé pour l’usufruitier de parts sociales est depuis longtemps discutée en doctrine. L'article 1844, alinéa 3, du Code civil organise la répartition du droit de vote entre l'usufruitier et le nu-propriétaire, mais sans aborder explicitement la question de la qualité même d'associé.
Pour les auteurs favorables à l’attribution de la qualité d’associé à l’usufruitier, celle-ci serait une conséquence de la nature réelle de l’usufruit. L’usufruit étant un fractionnement du droit de propriété, l’usufruitier serait, au moins pour partie titulaire, du droit sur lequel l’usufruit porte. De plus, il serait difficile, selon ces auteurs, de dénier la qualité d’associé à celui qui dispose de droits financiers et d’une partie des droits politiques. À partir du moment où le nu-propriétaire et l’usufruitier peuvent participer aux décisions collectives, ils ont forcément tous deux la qualité d’associé.
D’autres auteurs, hostiles à une telle qualification, mettent en avant l’article 1844-5, alinéa 2, du Code civil. Ce texte dispose que l'appartenance de l'usufruit de toutes les parts sociales à la même personne est sans conséquence sur l'existence de la société. Autrement dit, le cumul de toutes les parts sociales entre les mains d'un usufruitier n'a pas pour effet de conférer à la société un caractère unipersonnel rendant à terme nécessaire sa dissolution. Cette règle suggère que l'usufruitier n'est pas un associé, car s'il l'était, la réunion entre ses mains de toutes ses parts créerait une situation anormale d'unicité d'associé, ce qu'écarte formellement la loi. Un autre argument très important est que l'usufruitier n'est pas apporteur, ni successeur d'un apporteur, et que seul peut être associé un apporteur. Or, l’apport en société est considéré comme un critère décisif de la notion d'associé.
La jurisprudence n’a jamais tranché clairement le débat.
Dans un arrêt de 29 novembre 2006, la troisième chambre civile a considéré qu'une information faisant apparaître l'usufruitière au nombre des associés alors qu'elle avait perdu cette qualité « quelle que soit l'étendue du droit de vote accordé à l'usufruitier par les statuts » avait pu induire en erreur un tiers (Cass. civ. 3ème, 29 nov. 2006, n°05-17009). La formulation quelque peu maladroite de la solution de la Cour de cassation laissait planer une incertitude sur son interprétation. La Cour de cassation approuvait-elle la Cour d’appel d’avoir « exactement déduit » la perte de la qualité d’associé ou d’avoir l’absence de qualité d’associé de l’usufruitier ?
Un arrêt de la Chambre commerciale non publié au Bulletin laisse quant à lui entendre que l’usufruitier a bien la qualité d’associé (Cass. com. 2 déc. 2008, n°08-13185). Mais là encore, la réponse est donnée de manière très incidente voire, pour certains commentateurs, de manière involontaire.
En 2016, la troisième chambre civile réaffirme son hostilité à la qualification d’associé en approuvant fermement la Cour d’appel d’avoir retenu qu’une assemblée générale ayant pour objet des décisions collectives autres que celles qui concernent l’affectation des bénéficies ne saurait être annulée au motif qu’une usufruitière de parts sociales n’avait pas été convoquée pour y participer (Cass. civ. 3ème, 8 juill. 2016, n°1327248). Certains ont toutefois là encore regretté l’absence de clarté de la solution et se demandaient si la solution ne signifiait pas davantage le statut particulier de l’associé usufruitier.
L’avis de la chambre commerciale était donc particulièrement attendu.
En l’espèce, la question portait sur le point de savoir si un usufruitier de parts sociales d’une société civile pouvait provoquer une délibération tendant à la révocation du gérant et de son successeur.
Par une ordonnance du 9 mai 2019, le président du TGI déclare une telle demande irrecevable dès lors que celle-ci ne peut émaner que d’un associé, qualité faisant défaut aux simples titulaires d’un usufruit sur les parts sociales.
La Cour d’appel de Bordeaux confirme le jugement. Saisie la troisième chambre civile de la Cour de cassation sollicite la chambre commerciale pour avis.
Après avoir rappelé les termes de l'article 578 du Code civil selon lequel l'usufruit est le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, mais à la charge d'en conserver la substance, la Chambre commerciale vise l'article 39, alinéas 1 et 3, du décret n° 78-704 du 3 juillet 1978, dans sa version applicable. Un associé non gérant d'une société civile peut à tout moment, par lettre recommandée, demander au gérant de provoquer une délibération des associés sur une question déterminée. Si le gérant s'oppose à la demande ou garde le silence, l'associé demandeur peut, à l'expiration du délai d'un mois à compter de sa demande, solliciter du président du tribunal de grande instance, statuant en la forme des référés, la désignation d'un mandataire chargé de provoquer la délibération des associés.
Il résulte de la combinaison de ces textes que l'usufruitier de parts sociales ne peut se voir reconnaître la qualité d'associé, qui n'appartient qu'au nu- propriétaire, mais qu'il doit pouvoir provoquer une délibération des associés sur une question susceptible d'avoir une incidence directe sur son droit de jouissance.
EN CONSÉQUENCE, la chambre commerciale rend l’avis suivant :
- L'usufruitier de parts sociales ne peut se voir reconnaître la qualité d'associé.
- L'usufruitier de parts sociales peut provoquer une délibération des associés, en application de l'article 39 du décret du 3 juillet 1978, si cette délibération est susceptible d'avoir une incidence directe sur son droit de jouissance des parts sociales.
- L'usufruitier de parts sociales peut provoquer une délibération des associés ayant pour objet la révocation du gérant et la nomination de co-gérants, en application de l'article 39 du décret du 3 juillet 1978, si cette délibération est susceptible d'avoir une incidence directe sur son droit de jouissance des parts sociales.
La solution est donc désormais claire : un usufruitier de droit sociaux ne peut se voir reconnaître la qualité d’associé.
L’usufruitier bénéficie toutefois, à l’instar du nu-propriétaire, du droit de participer aux décisions collectives et du droit d’information. Plus encore, comme vient ici l’affirmer la chambre commerciale, l’usufruitier de parts d’une société civile a le droit de provoquer une délibération des associés ayant pour objet la révocation du gérant et la nomination de co-gérants, en application de l’article 39 du décret du 3 juillet 1978. Ce droit est toutefois subordonné à la preuve d’une « incidence directe sur droit de jouissance des parts sociales ».
Le sens exact de ce critère , son champ d’application (circonscrit ou non à la convocation des assemblées d’une société civile) ainsi que la manière dont celui-ci va être appliqué notamment par la troisième chambre civile restent toutefois incertains. Ces questions devront prochainement être éclaircies et attiseront à ne pas manquer la curiosité des spécialistes du droit des sociétés, mais aussi du droit des biens.