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Imprimer 23/11/2021 IP/IT- Données personnelles

Affaire Google Shopping : confirmation de la condamnation de Google pour abus de position dominante par le Tribunal de l’union européenne

Le Tribunal de l’Union européenne (TUE, 10 nov. 2021, aff. T-612/17) confirme la condamnation de Google pour abus de position dominante : l’entreprise a abusé de sa position dominante pour favoriser son propre comparateur de produits par rapport aux services concurrents.

Les faits : 

 En 2004, Google arrive sur le marché des produits de comparaison de prix. La concurrence étant déjà forte, Google peine à imposer son comparateur. Elle choisit alors, en 2008, de changer sa stratégie afin de promouvoir son service de comparaison de prix. Prenant appui sur sa position dominante sur le marché de recherche générale sur Internet, Google va promouvoir son service de comparaison au détriment de ses concurrents. D’une part, elle accorde une position de premier plan à son propre service. Lorsque l’internaute introduit une demande dans le moteur de recherche, les résultats issus du comparateur de produits de Google sont positionnés et présentés de manière plus attractive que lorsqu’il s’agit de résultats de comparateurs concurrents. D’autre part, Google rétrograde les services de comparaison de prix concurrents dans ses résultats de recherche. Elle applique à ses concurrents les algorithmes de recherche générique ainsi que d’autres critères afin que ceux-ci n’apparaissent pas dans les premières pages de résultat. 

Le 27 juin 2017, la Commission considère que ces pratiques constituent un abus de position dominante sur le marché des moteurs de recherche. Google a utilisé sa position dominante sur ce marché pour octroyer un avantage illégal à son propre service de comparaison de prix (dénommé depuis 2012, « Google shopping »). 

 La Commission prononce une amende record de 2,4 milliards d’euros et ordonne à Google de mettre fin immédiatement à l’infraction dans un délai de 90 jours à compter de la décision et s’abstenir de toute mesure ayant un objet ou un effet identique ou équivalent. Elle impose à Google de respecter le principe de l’égalité de traitement entre les services de comparaison de prix et son propre service. À défaut, la société est passible d’astreintes pour manquement pouvant aller jusqu’à 5% du chiffre d’affaires moyen réalisé quotidiennement au niveau mondial par Alphabet, la société mère de Google.

Google et Alphabet introduisent un recours contre la décision de la Commission devant le Tribunal de l’Union européenne.

La décision du Tribunal de l’Union européenne :

Le Tribunal de rejette le recours des deux sociétés et confirme l’amende infligée par la Commission. La décision est extrêmement riche et détaillée. 

Le Tribunal commence par rappeler que « la constatation de l’existence d’une position dominante n’implique par elle-même aucun reproche à l’égard de l’entreprise concernée. C’est l’exploitation abusive d’une position dominante que l’article 102 TFUE interdit ». Ainsi, la seule position dominante d’une entreprise, fût-elle de l’ampleur de celle de Google sur le service de la recherche générale, ne peut être condamnée au titre de l’article 102 TFUE. De plus, la simple extension de la position dominante d’une entreprise, sur un marché voisin, ne peut pas être, en elle-même, la preuve d’un comportement s’écartant d’une concurrence normale, même si une telle extension conduit à la disparition ou à la marginalisation de concurrents.

Le Tribunal vient ensuite confirmer le caractère anticoncurrentiel des pratiques de Google. Pour les juges européens, le comportement de Google, en favorisant son propre service de comparaison et en diminuant le trafic vers ses concurrents, s’écarte d'une concurrence par les mérites. L’abus de position dominante se caractérise par la discrimination opérée par Google entre son service de comparateur et ceux de ses concurrents. Contrairement à ce que soutenait la société, Google n’a pas seulement réalisé des améliorations qualitatives de ses services de recherche. Elle s’est servie de sa position dominante sur le marché de la recherche générale pour favoriser son propre service de comparaison de produits. Google a mis en avant ses propres résultats de recherche spécialisée (positionnement et présentation) et rétrogradé les résultats de ses concurrents qui, en plus, ne bénéficiaient pas du même type d’affichage (simples « liens bleus » sans image ni texte enrichi). Les prétendues améliorations qualitatives des services de recherche ne sont pas, selon les juges, en mesure de compenser l’effet d’éviction liée à la pratique litigieuse.  

Par ailleurs, trois critères spécifiques sont utilisés pour apprécier les effets perturbateurs du comportement de Google sur le fonctionnement du marché 

- le trafic généré par le moteur de recherche présente une importance capitale pour les comparateurs de produits ;
-  les utilisateurs ont tendance à se focaliser sur les premiers résultats de recherche ;
- la proportion importante et le caractère non effectivement remplaçable du trafic « détourné » dans le trafic des comparateurs de produits.


Le Tribunal insiste sur l’anormalité du comportement de la société Google. Compte tenu de la vocation universelle du moteur de recherche générale de Google, qui est conçu pour indexer des résultats comprenant tous les contenus possibles, la promotion, sur les pages de résultats générales de Google, d’un type de résultats spécialisés, à savoir les siens, par rapport aux résultats spécialisés concurrents, revêt une certaine forme d’anormalité. Pour le tribunal, à la différence d’autres infrastructures (ex : systèmes de distribution de la presse, droits de propriétés intellectuelles) dont la valeur est fonction de la capacité de leur propriétaire à s’en réserver l’usage exclusif, la raison d’être et la valeur d’un moteur de recherche générale résident dans sa capacité à être ouvert aux résultats venant de l’extérieur et à afficher des sources tierces lesquelles l’enrichissent et le crédibilisent. Le Tribunal fait à ce titre un parallèle (tout en soulignant qu’il s’agit d’une situation différence de celle du cas d’espèce) avec le principe de neutralité qui s’impose aux fournisseurs d’accès à Internet (obligation générale de traitement égal, sans discrimination, restriction ou interférence du trafic, à laquelle il ne saurait en aucun cas être dérogé au moyen de pratiques commerciales). En outre, compte tenu de sa position « superdominante », de son rôle de portée d’entrée de l’Internet et des très fortes barrières à l’entrée sur le marché de la recherche générale, une obligation renforcée de ne pas porter atteinte, par son comportement, à une concurrence effective et non faussée sur le marché lié de la recherche spécialisée de comparaison de produits lui incombait. Pour justifier le quantum de l’amende, le Tribunal pointe, par ailleurs, le comportement particulièrement grave et délibéré de la société.

Parmi les nombreux arguments invoqués par Google pour contester sa condamnation, on retiendra celui relatif à la théorie des infrastructures essentielles. Google reproche à la Commission de lui avoir imposé une fourniture d’accès à ses résultats de recherche sans démontrer que les critères d’une facilité essentielle énoncés dans l’arrêt Bronner étaient remplis (CJCE, 26 nov. 1998, aff. C-7/97). Les juges européens estiment que la page générale de résultats de Google se rapproche d’une facilité essentielle dans la mesure où il n’existe actuellement aucun substitut réel ou potentiel disponible permettant de la remplacer de façon économiquement viable sur le marché. Toutefois, les pratiques en cause ne concernent pas un refus d’accès passif par Google à ses pages de résultats générales, mais un comportement actif de favoritisme par une promotion de son propre comparateur de produits par rapport aux comparateurs concurrents. En outre, il n’est pas nécessaire que l’entreprise en cause, pour mettre fin à l’abus, cède un élément d’actif ni qu’elle passe des contrats avec des personnes qu’elle n’avait pas choisies. Ainsi, la Commission n’était pas tenue d’établir que les conditions énoncées dans l’arrêt étaient satisfaites, pour parvenir à un constat d’infraction sur la base des pratiques constatées. Les pratiques en cause sont une forme autonome d’abus par effet de levier qui comportent un caractère « actif » se traduisant par des actes positifs de discrimination dans le traitement des résultats du comparateur de Google. 

Cette décision très dense met en lumière les nouvelles formes d’abus qui émergent dans l’économie numérique et se présente, par sa précision, comme un guide précieux pour l’application du droit de la concurrence à ces infractions d’un nouveau genre.

Cette décision fait, par ailleurs, écho à la future réglementation européenne. Le législateur européen entend mettre en œuvre un nouveau cadre de régulation pour les grandes plateformes numériques et alourdir leur responsabilité afin que les marchés numériques restent innovants et ouverts à la concurrence. Les règlements DSA (Digital Services Act) et le DMA (Digital Markets Act) devraient être adoptés dès le début 2022.